Etats-Unis, une histoire à deux visages

13-05-2007 à 16:35:56
Jacques Portes
Etats-Unis, Une histoire à deux visages
Edition Complexe, 2003


Jacques Portes est, depuis 1995, professeur d' histoire de l' Amérique du Nord à l' université de Paris 8. Il est membre actif des associations professionnelles de sa spécialité en France, aux Etats-Unis et au Québec. Ses travaux de recherche portent essentiellement sur les relations politiques et culturelles entre la France et le Québec, sur la guerre du Vietnam et ses suites, ainsi que sur la culture de masse et la vie politique américaine.


Introduction
Les Etats-Unis se sont édifiés et se sont développés sur un principe de contradiction qui unit les contraires.
La république s' est fondée sur des principes absolus qui ne peuvent être modifiés et concrètement mis en oeuvre ; il faut alors s' accommoder des contradictions qui en découlent.
Comment se fait-il que l' histoire de ce pays s' explique de façon tellement contradictoire ? Comment se fait-il que la fascination qu' engendre les Etats-Unis s'accompagne toujours de réticences ?
La question se pose de savoir si ces contradictions ne sont pas inhérentes à la réalité américaine et si elles ne peuvent pas être explicatives du passé et du présent de ce pays. Il s' agira d' expliquer pourquoi l' évolution du pays est basée sur ces apories et en quoi celles-ci sont nécessaires et créatrices.

I / Les contradictions originelles
L' histoire des Etats-Unis apparaît récente, ce qui permet d' accorder un attention particulière à son origine : l' indépendance et la mise en place de principes, de pratiques, d' institutions.
L' arrivée des premiers colons s' est faite au début du XVIIe siècle. Les Britanniques sont venus en Amérique convaincus de former un peuple élu et d' avoir des droits sur la terre sur laquelle ils abordaient. Les rapports avec les Indiens – les Native-Americans – sont dès l' abord ambigus et difficiles et la religion instaure une hiérarchie et crée une élite, ce qui n' est pas en accord avec les principes universalistes du pays fédéral naissant.

1) Le legs colonial
Alors que l' Amérique coloniale a longtemps été considéré comme un modèle de démocratie et de tolérance, d' ardeur au travail, et où les valeurs protestantes sont très présentes, l' intolérance religieuse est sous-jacente et est même l' un des fondements de la mentalité américaine.
Le contrôle social émane des citoyens et l' exclusion peut en résulter pour les membres qui ne se conforment pas aux règles établies. Nous pouvons ainsi retenir pour exemples l' interdiction d'immigration faite aux Chinois en 1882 ou encore la prohibition de l' alcool à partir de 1920.
Mais les normes des puritains sont trop strictes pour être appliquées dans une société inévitablement imparfaite et rétive. De plus la fermeté idéologique des protestants est en contradiction avec les Droits de
l' homme et la liberté de pensée a été fermement occultée. Des formes sociales ou politiques particulières issues de la période coloniale ont pu cependant subsister très longtemps.

2) Indépendance et identité américaine
Le déroulement du processus d' indépendance des Etats-Unis fut une innovation : pour la première fois des colonies se détachaient de leur métropole en mettant en oeuvre le principe du droit des peuples à disposer
d' eux-mêmes. Les 13 colonies britanniques s' unissent et déclarent leur indépendance : en 1787, la Constitution est signée conférant au nouveau pays un prestige international, une fierté légitime ; et les Etats-Unis proposeront même leur modèle institutionel à d' autres pays, dont la France.
Mais la formation de la nation reste énigmatique : est-ce un processus révolutionnaire ou une indépendance seulement technique ? Existe t-il une identité nationale ou est-elle fragmentée ?
Le 4 juillet 1776, la Déclaration d' indépendance des Etats-Unis rédigée essentiellement par Jefferson traduit un sentiment de trahison et d' incompréhension ressentie vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Ainsi
l' identité américaine ne se définit pas contre l' adversaire mais à côté de celui.
La Constitution innove avec la création du poste de Président de la République. En 1791 le Bill of Rights donne des bases à la République en dictant la séparation de l' Eglise et de l' Etat, la liberté d' expression, l' assurance des libertés individuelles fondamentales, la formation de milices, ...
L' identité américaine apparaît fragile et mal assurée. Le gouvernement se sent alors obligé d' élaborer une véritable propagande pour convaincre les Américains des vertus du nouveau régime et ancrer le sentiment national (drapeau en 1815 et hymne national en 1931 ; seuls symboles communs à cette société qui revendique sa richesse multiculturelle).
L' adoption de la constitution se fait sans vague d' enthousiasme et avec une opposition divisée car un fossé se creuse entre le discours intellectuel et les pratiques de la démocratie de masse. Le maccarthysme, contre les enseignants et les intellectuels, en est une illustration.
Mais le but premier de la constitution était avant tout de résoudre des situations conflictuelles venues de la période coloniale.

3) Des contradictions constitutionnelles
Les libertés publiques sont proclamées mais la ségrégation raciale, le traitement inhumain des prisonniers, le droit de vote des femmes adopté de façon non uniforme révèlent encore des paradoxes. De plus la liberté d' expression et les programmes des écoles dépendent strictement des Etats.
Le Collège des Grands électeurs qui est chargé de désigner le président met en avant une contradiction entre une volonté démocratique et une répartition désesquilibrée des tendances politiques. Les membres du Sénat sont élus au scrutin indirect pour 6 ans tandis que la Chambre des représentants est élue par l' ensemble des citoyens avec un mandat court et ces élus n' ont guère de prestige ni les moyens de mener une politique suivie. Le pouvoir judiciaire est quant à lui dévolu à une Cour Suprême.
Les Indiens qui ne résident pour la plupart dans aucun Etat sont exclus de l' Union américaine et ils ne seront des citoyens des USA qu' en 1924. En 1808, la Constitution abolit la traite des esclaves. Mais elle implique aussi l' exclusion de plus d' un million de personnes (esclaves et Indiens) soit un quart de la population totale en 1790. La promesse d' indépendance est, par conséquent, entachée par une attitude peu démocratique envers les populations disctintes sur le plan racial.

4) Des premières années chaotiques
Les Américains doivent à la fois se distinguer de façon positive des Européens et en même temps revendiquer une appartenance continentale. La neutralité et le peu d' intérêt affiché pour les questions du Vieux Continent s' expliquent en fait par l' impossiblité de jouer un rôle à la hauteur des ambitions nationales des Etats-Unis. Mais l' intensité des relations commerciales et la signature d'un traité par Jay avec le gouvernement britannique montrent qu' ils n' ont pas renoncé à tous leurs liens avec l' ancienne métropole.
Des conséquences de la Révolution Française sont tirées par les Américains : ils ont compris qu' ils ne pouvaient prétendre au monopole de la révolution et de l' affirmation de principes, d' autant que les Français, après quelques hésitations n' ont pas adopté le modèle américain mais ont renchéri sur le plan des Droits de l' homme et du citoyen. Cet événement a profondément divisé l' opinion du pays et fait surgir de nouvelles contradictions : la classe dirigeante se réjouit de cette révolution « soeur » mais les atteintes contre les prêtres et l' emballement des tribunaux révolutionnaires choquent.

II / La race, au coeur du débat
L' existence de 4 millions d' esclave noirs en 1860 a pesé sur l' histoire des Etats-Unis et la guerre de Sécession (d' où le nom américain de Civil War) n' y a rien apporté de définitif. Dès lors la race sert de détermination sociale.

1) S' accommoder de l' esclavage
Ceux qui ont été des valeureux partisans de l' abolition de l' esclavage n' étaient toutefois pas favorables à une égalité civile et encore moins à une quelconque forme de cohabition personnelle avec les affranchis.
Le pays est véritablement coupé en deux opinions entre défenseurs et opposants à l'esclavage.
La bataille du fort d' Alamo, où 200 Américains, dont Jim Bowie et Davy Crockett, la plupart propriétaires d' esclaves, succombèrent sous la masse mexicaine dirigée par le général Santa Anna devint un symbole de la démocratie américaine en marche contre un Mexique dictatorial et catholique. D' ailleurs la guerre contre le Mexique entre 1846 et 1848 permet aux USA d'agrandir leur domaine sur six nouveaux états, tous au sud : le Texas, le Nouveau-Mexique, l' Arizona, l' Utah, le Nevada et la Californie.
La création du Liberia en 1847 s' incrit dans une volonté de renvoyer les Noirs en Afrique. Quelques milliers d'esclaves américains affranchis y ont été conduits mais ce fut un échec car ils doivent maintenant faire face aux problèmes d'ethnies et d'acculturation et le transport représente un coût trop lourd pour les Etats-Unis.

2) Lincoln
La démocratie américaine est, pour lui, fondée sur des principes fondamentaux et non sur un simple processus électoral et la Déclaration d'indépendance doit s' appliquer à tous les êtres humains rendant ainsi l'esclavage intolérable. Il reste toutefois convaincu qu' il existe un fossé biologique et culturel entre Blancs et Noirs et que l' harmonie ne peut pas être possible.
Il n' a pas le pouvoir légal de déclarer l'abolition car la race n'est pas retenue comme un facteur discriminant dans la Constitution. Lincoln profitera malgré tout d' une victoire lors de la guerre de Sécession pour déclarer une émancipation applicable dès 1863 pour les Etats de la Confédération libérés par les troupes de l'Union ; puis dès 1865 pour tous. Cela provoquera une réaction d'enthousiasme : des esclaves tentent alors de gagner les lignes de l'Union. Très vite la question de la cohabition avec les affranchis et de la « Reconstruction » se pose : les esclaves espéraient recevoir des terres et un minimum de bétail mais le Homestead (l' attribution de lots de terres publiques) est quasiment gratuite pour les colons de l'Ouest et inacccessible aux affranchis. L' esclavage a finalement été éradiqué à l'instar d'une faute morale et non comme crime politique.
Ce président assassiné, fait figure de martyr et a acquis un prestige et une immense stature. Il a réussi à modifier le pays pour le meilleur même si la contradiction raciale perdure.

3) Reconstruire et après ?
Il n' est tout d' abord pas question de rebâtir l' Union comme elle était avant 1860.
La situation est très délicate pour les Noirs qui n'ont pas encore leurs places dans la société : le gouvernement fédéral se détourne des problèmes du Sud, une partie de la population (emmenée par le Ku Klux Klan) refuse le mélange des races qui repose a priori sur l' apparence des Africains-Américains, les Noirs sont systématiquement exclus du suffrage dans les années 1890 et la règle « séparé mais égal » triomphe. En opposition des radicaux noirs du XXe siècle refusent tout mélange racial et réclament l'autonomie. Le dilemme racial reste entier et pèse sur la société au moins jusqu'aux années 1960.

4) Rouges et jaunes
La quasi-disparition des Indiens du sous-continent Nord-américain fut une tragédie et une catastrophe démographique d' une immense ampleur. Au XVe siècle ils étaient près de 7 à 8 millions indigènes et en 1900 ils n' étaient plus que 250 000.
Le conflit entre colons venus d'Europe et Amérindiens a bien sûr revêtu une dimension raciale. Les peuples natifs étaient considérés comme primitifs et inférieurs et leur extermination a été prônée ouvertement.
Au XIXe siècle Sitting Bull, en dépit de sa notoriété en raison du rôle qu' il a joué dans la mort du général Custer à Little Big Horn, conserve son quant-à-soi et n' aspire qu' à vivre avec les siens, sans rapport avec les Blancs qu' il méprise. Au XXe siècle, les jeunes indiens sont scolarisés, avec la détermination et le paternalisme du Bureau des affaires indiennes de les acculturer. Le mythe de la conquête de l' Ouest, a contribué à effacer le problème en insistant sur la valeur des héros et la vilenie des « Sauvages ».
Les Chinois et les Japonais sont quant à eux exclus à partir des années 1880 et jusqu' à la Seconde Guerre mondiale pour des raisons de différences raciales et cela contre les dispositions légales qui assurent l'égalité. Et en 1882 une loi va jusqu' à interdire l'immigration des Chinois, même ceux nés aux USA. Des Japonais sont repoussés, dépouillés de leurs biens et déportés dans des camps arides de l' Ouest. Ces événements sont révélateurs d' un étrange paradoxe entre les principes et la Déclaration des droits qui sont bafoués.
Depuis 1970 un recensement décennal dans lequel les habitants doivent se désigner « caucasien », Africain-Américain, Indien, Hispanique ou Asiatique ancre encore la race comme étant une aporie constante pour la société et les autorités. De plus les Américains se montrent incapables de respecter les admirables textes dont ils sont si fiers.

III / A propos de l'immigration
Sur le socle de la Statue de la Liberté est rédigé un poème d' Emma Lazarus de 1903 ; il a changé profondément la symbolique de cette imposante personnification de la République des Etats-Unis et de l' amitié franco-américaine. Il n' empêche que les immigrants ont dû se battre contre le préjugé et la violence pour devenir à leur tour citoyens des Etats-Unis.

1) Le mythe du melting-polt
Les Etats-Unis font parti d' un des rares pays à avoir été peuplé par des immigrants venus d' Europe et qui ont cherché à imposer leurs mentalités. Les USA ont accueilli plus de 50 millions d'immigrants entre 1820 et 1915. Cela est en partie due à la propagande américaine en Europe qui a insisté sur les possibilités
d' enrichissement, sur la profusion des terres à bon marché et sur les vertus du système démocratique. L' idée d' une intégration facile faisait rêvée et ces représentations naives correspondent à une certaine réalité.
Jusqu'aux années 1880 l'immigration s' est faite sans contrainte, ni quota mais une première remise en cause du système a été provoqué par l' arrivée massive des Irlandais pauvres et catholiques à la suite d'une maladie de la pomme de terre qui touchait l'île celte. Ils se sont formés en groupes distincts et prêts à travailler pour n'importe quel salaire. Les ouvriers se sont alors dressés contre cette concurrence, les pasteurs contre ces partisans de la papauté et de sa tyrannie, les partisans de l'abolition de l'alcool contre ces grands buveurs. Un grand nombre d' associations ont été crée pour défendre l' « américanisme » contre ce qu'elles considèraient être des virus mortifères.
C' est une contradiction de plus des Américains à l'égard de l'immigration : ils sont partisans d' une nation
d' immigration certes, mais à condition de pouvoir effectuer un tri sélectif. Cela affirme un violent nativisme totalement opposé aux principes fondateurs tant par son refus de l'égalité des hommes que par son fonctionnement peu démocratique. Mais l' accès à la citoyenneté permet de faire sauter la contradiction.
Par exemple, les Irlandais ont été méprisés, exclus en matière de logement, d' école et de travail, mais ils ont accédé très rapidement à la vie politique, sont parvenus à créer leurs propres écoles catholiques et se sont petit à petit ainsi insérés dans la société. Mais étant les premiers arrivés, ils ont fermé aux autres l' accès au monde politique et à la hiérarchie catholique.
De 1900 à 1915 sont arrivés, chaque année environ un million d'immigrants, d'origine très variées et les réactions à cette « nouvelle immigration » ont été vives et souvent violentes. Des mesures pour filtrer les nouveaux arrivants ont été mises en place signalant à quel point l'immigration est au coeur des contradictions américaines : souhaitable, vantée mais aussi redoutée et dénoncée. Il existe donc bien un creuset à plusieurs vitesses et à plusieurs niveaux.

2) Réduire la contradiction en restreignant l'immigration
Pour l' exclusion des Chinois, les autorités ont rendu la vie impossible à ces immigrants que l'on été allé chercher quand le besoin de main d' oeuvre s' était fait ressentir. Ils ont été rejetés, se sont rassemblés dans des quartiers distincts et bien visibles où les traditions étaient nécessairement fortes et dans lesquelles les femmes étaient rares.
Ces mesures d' exclusion, les premières d' une longue série, bafouent les droits de l'individu, pourtant garantis par le Bill of Rights et le 14ème amendement de la Constitution. L' arrivée des immigrants est limitée en fonction de quotas nationaux, ethniques ou simplement raciaux auxquels s' ajoutent des restrictions politiques, juridiques et sanitaires suivant les périodes. On peut y voir des raisons structurelles ou bien une crainte anticipée de mouvements révolutionaires. Une inquiétude profonde mine en effet
l' identité des Américains : ils sont terrorisés par ce que certains nomment une « invasion ». Ils leur faut un adversaire pour s' affirmer et leur identité se fonde malgré tout sur cette opposition. Les immigrés sont alors stigmatisés voire diabolisés.
De plus l'arrivée dans les villes de ces populations a compliqué davantage les relations raciales.
Le nazisme et la Seconde Guerre mondiale ont jeté sur les routes et les océans des populations à la recherche d' un refuge ainsi 140 000 juifs sont entrés après avoir surmonté de nombreux obstacles. Une grande méfiance s' installe face aux communistes et en 1948 une loi extrêment restrictive a été adopté.
Alors les USA ont navigué entre générosité affichée et inquiétude hostile avec un « mélange d'idéalisme et d'intérêt » révélant un écart entre des principes enthousiasmants et la pratique quotidienne ancrée dans le cynisme des mécanismes politiques. La priorité reste politique et très rarement humanitaire.
Les USA restent pourtant une terre d'immigration avec le souci d'accueillir des groupes venus de tous les peuples de la terre et le nombre d'immigrants officiels atteint un million par an depuis 1990. Mais les apories sont apparentes et choquantes à l'ombre de la Statue de la Liberté.

IV/ Progressisme, New Deal et la suite...
La constitution de 1787 a engendré de nombreuses contradictions qui se sont accrues avec le mouvement progressiste et la politique du New Deal.

1) Une révolution industrielle
Le 14e amendement de 1868 renforce les droits de l’homme mais autorise cependant la ségrégation. Ce texte se situe au cœur des paradoxes américains. Malgré la valeur universelle de cet amendement, l’égalité n’est une valeur présente dans tout le territoire, du moins au début. Des mouvements de protestations apparaissent, comme les mouvements féministes qui militent pour le droit de vote des femmes(cela aboutira au vote du 19e amendement).Il y a des aspects paradoxaux dans la représentation démocratique aux Etats-Unis: tous les citoyens sont dits égaux mais dans le même temps certains sont laissés en marge.
La justice américaine est beaucoup décriée : corruption, condamnations abusives notamment dans les procès politiques (comme le procès des Rosenberg pendant la guerre froide), procès contraires aux principes fondamentaux du droit constitutionnel américain, erreurs judiciaires…Mais les principes de l’Habeas Corpus et du Bill of Right permettent à la majorité des procès de se passer dans des conditions démocratiques. Le parcours de la justice suit le rythme des transformations politiques.

2) Quel progressisme?
Le progressisme constitue un moment fort de l’histoire américaine et sert de base au XX e siècle. Mais il génère de lourdes apories. Des réformes permettent l’extension de la démocratie ( référendum, droit de vote aux femmes…). Il s’agit de donner plus de pouvoir aux citoyens; cela se fait au détriment des partis. Mais les progressistes ne pouvaient pas envisager les effets pervers des mesures: les textes ne sont pas appliqués dans tous les états et la ségrégation est toujours en vigueur. De plus ces mesures favorisent les citoyens volontaires les mieux informés et donc les mieux éduqués (la minorité de race blanche). Le progressisme se caractérise par une volonté d’améliorer la société en sélectionnant les meilleurs. L’idée de sélection se retrouve dans les lois de quotas d’immigration votées en 1921 et 1924. Le progressisme bénéficie des progrès techniques et scientifiques.
Mais l’efficacité prime sur la démocratie avec le risque de mépriser le peuple. Il s’agit de donner une bonne image de la société même au cinéma, domaine qui pratique l’autocensure.
Il y a l’émergence au sein du mouvement progressiste d’une catégorie de technocrates issus surtout des classes moyennes et qui exercent les métiers d’ingénieurs ou spécialistes. Les présidents s’entourent de ces hommes d’université: c’est le phénomène de brain trust. Certains experts prennent une place importante. Pour les progressistes seuls les meilleurs ont le droit de gouverner.
Mais les excellentes intentions progressistes sont ruinées par un excès de mesures novatrices appliquées avec arrogance.

3) Le tournant postérieur au New Deal
Les progressistes pensent avoir atteint leur but avant la Première Guerre Mondiale. Les initiatives sont abandonnées. Les libertés sont réduites mais cela est accepté par nécessité de servir le pays.
L’interventionnisme de l’état trouve une nouvelle crédibilité avec la crise de 1929 mais les réformes ne parviennent pas à l’enrayer. Après sa réélection, Roosevelt abandonne les réformes.
L’arrivée de la doctrine keynésienne ramène l’idée d’un état présent pour assurer le bien-être des citoyens et la bonne marche de l’activité économique. C’est la fin du progressisme (l’état n’a plus à intervenir) et le début du libéralisme. La priorité est donnée à la consommation des ménages. La société de consommation naît pendant la Seconde Guerre Mondiale. Une apparente égalité est atteinte. Les européens sont fascinés par la prospérité américaine ; pourtant il existe une profonde angoisse chez les classes moyennes. De plus les inégalités sont toujours importantes (salaires, ségrégation…)
La diabolisation de l’ennemi pendant la guerre froide est particulièrement intense. Les principes démocratiques sont parfois piétinés dans la lutte contre le communisme (Mc Carthy). C’est encore un paradoxe du fonctionnement américain. Les années de guerre froide révèlent d’autres fragilités: la puissance du pays, n’empêche pas les américains d’avoir la crainte que tout soit remis en cause. L’affirmation nationale des Etats-Unis ne semble pas avoir produit des résultats suffisants.

V/ Les Etats-Unis et le monde
Le domaine des relations internationales n’échappe pas aux contradictions. Les Etats-Unis, dont la suprématie est incontestée aujourd’hui, ont joué pendant longtemps un rôle secondaire au niveau international. Ils ont cherché à affirmer leurs positions de principe par des textes.

1) Des doctrines et des hommes
La première politique internationale des Etats-Unis consistait à étendre leurs relations commerciales mais limiter leurs relations politiques( neutralité ou isolationnisme). Les Etats-Unis méprisent le colonialisme, mais leur attitude face aux indiens ressemble à celle des européens avec les peuples colonisés. Les grands principes qu’ils défendent sont à géométrie variable. Les Etats-Unis développent toutes une série de doctrines pour dissimuler leurs faiblesses ou exprimer leur assurance: parmi celles-ci, la doctrine Truman pendant la Guerre Froide ou encore la doctrine Carter (droits de l’homme).
La tradition américaine qui consiste à insister sur les textes fondateurs est très importante mais la réalité est rarement conforme aux clauses de ces derniers. La période d’anti-communisme fondée sur des principes intangibles a généré de terribles contradictions.


2) La Guerre Froide
C’est une période dominée par un danger permanent qui n’a cependant jamais donné lieu à des conflits directs entre les deux pays, conflits qui ont souvent été évités grâce au bon sens des dirigeants (guerre de Corée, crise de Cuba). L’intensité idéologique de l’opposition ne semble donc pas justifiée. La guerre du Vietnam a quant à elle été un échec militaire et politique.
Les Etats-Unis n’hésitent pas aider des états anti-communistes non démocratiques(Cuba avant 1959). Certaines contradictions les plus hurlantes disparaissent avec la fin de la Guerre Froide.
La politique étrangère n’a pas abouti qu’à des échecs et des incohérences, mais elle est justifiée par des principes rarement appliqués. Les contradictions américaines sont plus visibles du fait de leur puissance et de l’importance des textes fondateurs.

VI/ Les années récentes
Les 40 dernières années ont permis la suppression de certaines contradictions (ségrégation raciale, droits civiques…). L’affirmation de l’individualisme amène de nouvelles questions. De plus avec la fin de l’URSS on peut se demander si l’hyperpuissance américaine se comporte de façon plus cohérente.

1) Les apories du multiculturalisme
La fin de la ségrégation s’étend sur 10 ans (elle commence avec le mouvement des droits civiques). Mais une grande partie des militants ne visent plus l’intégration totale de Martin Luther King mais la simple égalité. D’autres revendications s’affirment (sociales, sexuelles…). Un programme d’intégration est lancé en 1965: l’Affirmative Action (quotas d’embauche…). Cela ouvre la voie au multiculturalisme qui va bouleverser la société américaine. Cette mesure qui s’adressait surtout aux noirs s’étend aux autres groupes. Mais les groupes raciaux (sauf celui des afro-américains) éclatent avec l’évolution des mœurs et l’Affirmative Action devient ingérable. Le multiculturalisme a pris une tournure complexe. Son maintien comme fondement de la culture américaine pose de nombreuses questions: en effet faire partie d’un groupe ne doit pas empêcher d’être fier d’être citoyen américain.

2) Le triomphe de l’individualisme
L’individualisme constitue le fondement du libéralisme. Le keynésianisme a eu des effets qui ont renouvelé la conception de l’individualisme, sans résoudre les contradictions liées à l’impératif collectif. Pour sortir de la crise économique, des programmes de lutte contre la pauvreté sont mis en place. Il s’agit aussi de soutenir la consommation. Le projet Jonhson constitue le cœur du libéralisme des années 60 ( égalité des chances économiques). Tous doivent entrer dans le cycle de la consommation. Les conservateurs déplorent cette évolution qui donne trop de place à l’état. La lutte contre la pauvreté donne des résultats ambigus (alourdissement du système).
La démocratie est en échec avec l’abstention grandissante: les plus pauvres et les moins éduqués ne se sentent pas concernés. De plus le sentiment profond d’appartenance à la nation est perdu. La consommation et l’individualisme sont devenus les plus petits dénominateurs communs.

3) Les contradictions de l’hyperpuissance
Les Etats-Unis sont pris au dépourvu avec la fin de la Guerre Froide; ils ont besoin de redonner un sens à leur politique. Le 11 septembre et la politique de G.Bush n’ont pas fait disparaître les contradictions. La guerre contre le terrorisme a donné une orientation à la politique américaine mais n’ a pas mis fin aux hésitations de l’époque précédente. Les droits de l’homme sont mis de côté pour les suspects étrangers et les prisonniers de Guantanamo.
La puissance des Etats-Unis repose sur une réussite économique qui n’échappe pas aux contradictions. Le pays défend ardemment le libre-échange mais le restreint pour des raisons politiques.
La société américaine est régie par des normes rigides(codes d’habillement sévères, interdiction du tabac dans les lieux publics sévèrement respectée…)alors que tout est fait pour exprimer l’individualisme.
Les discours idéologiques viennent de l’emprise du protestantisme sur la société américaine (l’être humain est considéré comme mauvais par nature et doit donc être contraint). Les américains ont besoin d’une forme d’encadrement et acceptent donc les normes: cela traduit l’inquiétude identitaire profonde des américains. L’attachement à l’arme individuelle révèle aussi une angoisse forte (ils ne font confiance qu’à eux mêmes pour se protéger). Le maintien de la peine de mort va dans le même sens.
Les traditions américaines demeurent profondément contradictoires par rapport à la modernisation de la société, aux principes fondateurs, au prestige dont les Etats-Unis bénéficient dans une large partie du monde. Les contradictions ancrées dans la tradition servent à la définition des Etats-Unis d’aujourd’hui.

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